Après une petite absence due à de nombreuses copies à corriger, voici le début d'une série d'articles qui feront le lien entre les programmes de première et de terminale, autour de l'un des "objets" les plus symboliques de ses 60 dernières années : la bombe atomique.
Lorsque le 6 août 1945, la ville japonaise d'Hiroshima est reduite en cendres par une bombe atomique de 4 tonnes, "little boy", le monde découvre qu'il vient de basculer dans l'ère nucléaire. Le second conflit mondial s'achève avec cette arme nouvelle qui frappe l'opinion par son pouvoir de destruction.
Si le sentiment dominant est la joie de voir se terminer la guerre, certains, encore peu nombreux, réalisent que cette arme nouvelle marque un changement radical pour l'humanité. Voici ce qu'écrit Albert Camus au lendemain de Nagasaki. "Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l'avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. Nous, nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l'utilisation intelligente des conquêtes scientifiques."
Mais qu'est ce qu'une bombe atomique ? Quelques données techniques pour comprendre ce que c'est et pourquoi il n'est (heureusement) pas si facile de fabriquer une arme nucléaire. Pour faire simple, le principe de cette arme consiste à provoquer un choc dans une masse d'uranium ou de plutonium (les éléments parmi les plus lourds du tableau des éléments chimiques) pour en faire éclater la structure atomique. Un neutron cassant le noyau d'un atome qui projette à son tour des neutrons allant briser les atomes voisins et ainsi de suite dans une formidable réaction en chaîne libérant une énergie colossale. De quoi générer une gigantesque explosion. Si on sait contrôler cette réaction, on peut aussi l'utiliser pour produire de l'énergie dans les centrales.
Si le principe est simple en apparence, la technologie pour le mettre en oeuvre est, elle, extraordinairement complexe et a mobilisé d'énormes moyens en savants et en matériel. Des recherches tellement compliquées et sensibles que celles des premières bombes atomiques lancées en 1945 sont toujours "secret défense" aux Etats-Unis. Deuxième problème, cette arme nécessite des combustibles rares. De l'uranium, qui se trouve en faible quantité ou du plutonium, encore plus puissant, mais qui n'existe pas à l'état naturel et doit être fabriqué à partir d'uranium. Les gisements sont donc peu nombreux et étroitement surveillés. De plus, avant d'avoir un matériau utilisable, il faut le traiter et le raffiner, ce qui nécessite là encore des technologies très compliquées et d'énormes investissements financiers. Tout cela explique pourquoi il est non seulement difficile et très coûteux de fabriquer une bombe mais aussi pourquoi il n'est pas évident de cacher qu'on en fabrique une, dans un monde où les transferts d'uranium, de personnels qualifiés ou de technologies de raffinage sont étroitement surveillés.
Little boy, la première bombe atomique
Les premiers projets concernant la fission nucléaire remontent aux années 30. Des scientifiques allemands dont Max Plank et Otto Hahn sont même précurseurs dans le domaine. Avec l'arrivée du nazisme en Allemagne, la communauté scientifique s'inquiète : l'idée d'en faire une arme commence à se faire jour. Albert Einstein est le premier en 1933 à souligner le risque de laisser de telles recherches entre les mains des nazis. Il n'est d'ailleurs pas le seul à se rendre compte du danger car plusieurs savants juifs comme Otto Fritz ou Rudolph Peierls quittent précipitamment l'Allemagne après le début des persécutions. Les nazis réorganisent la science allemande pour l'aryaniser. La physique considérée comme particulièrement "enjuivée" est largement épurée par le nouveau régime. Même pour les savants non-juifs l'inquiétude grandit, la communauté scientifique allemande est alors divisée, certains restent en Allemagne et rentrent dans l'appareil d'état, d'autres partent vers la France, la Grande Bretagne ou les Etats-Unis. Même chose en Italie avec le prix Nobel Enrico Fermi (dont la femme est juive) qui préfère quitter son pays plutôt que de devoir collaborer avec l'effort de guerre allemand. Paradoxe, tous ces savants manqueront cruellement à la recherche nazie et aideront les alliés à mettre au point la bombe, là où les Allemands qui comptaient avant la guerre quelques uns des plus grands physiciens mondiaux échoueront... Si le nazisme n'avait pas été antisémite, aurait-il eu le premier la bombe atomique ?
Pour en terminer sur la bombe allemande, abordons une question qui n'est pas tout à fait tranchée : ceux-ci sont-ils arrivés à produire une bombe atomique les premiers ? Les scientifiques allemands enrôlés dans l'effort de guerre ont souvent prétendu après la guerre qu'ils avaient volontairement ralentis les travaux par antinazisme. Les luttes de pouvoir entre ceux-ci pour gagner les faveurs du Führer et les meilleurs budgets auraient aussi considérablement freiné les physiciens. Le projet atomique jugé coûteux et peu crédible, n'était pas prioritaire pour Hitler et Goering qui misaient davantage sur la création des missiles ou des avions à réaction et n'accordérent de crédit à ces recherches qu'à la toute fin de la guerre. D'autant que l'Allemagne ne disposait que de très peu d'uranium et que l'usine de production norvégienne d'eau lourde, modérateur indispensable pour contrôler la fission, fut détruite par l'action conjointe des Britanniques et de la Résistance locale. Il n'empèche qu'après la capitulation, de nombreux savants nazis furent récupérés par les américains, les soviétiques (et parfois aussi les français) et furent intégrés aux programmes de recherche respectifs de ces pays. (photo : les américains inspectant un réacteur allemand non encore opérationnel à la fin de la guerre.)
La question a été relancée en 2005 dans un livre passionnant et controversé de l'historien allemand Reiner Karlsch "la bombe d'Hitler" qui avance l'existence d'une expérience menée en février 45 : une explosion radioactive dans une île du Nord de l'Allemagne avec des prisonniers russes comme cobayes. Les résultats auraient été jugés insuffisamment prometteurs pour aller plus loin, d'autant que l'uranium manquait. Une thèse semble t-il corroborée par une étrange radioactivité résiduelle sur le site supposé de l'explosion. Rumeur, vraie bombe atomique ou simple bombe classique garnie d'éléments radioactifs ? D'après Karlsch les Soviétiques auraient récupéré à la fin de la guerre tous les documents (dont un mystérieux film) concernant ce projet. Le mystère demeure.
Dernier point étonnant alors que Berlin tombait, les allemands tentérent d'envoyer à leurs alliés japonais leurs dernières réserves d'uranium, le Japon ayant commencé sans trop y croire des recherches nucléaires à la fin de la guerre. Mais l'équipage du sous-marin U-234 qui devait transporter le minerai (ainsi que les plans d'avions à réaction) apprenant en chemin la capitulation de l'Allemagne préféra se rendre aux américains...
Autre pays très avancé dans ces recherches : la France. Sans la guerre, elle avait tous les atouts pour créer la bombe la première. Des scientifiques français menés par Frederic Joliot-Curie (que l'on voit à gauche sur la photo accompagné de ses deux collaborateurs Hans Von Halban et Lew Kowarski) et suivis de près par le ministère de la défense imaginent de bombarder de l'uranium pour provoquer une réaction en chaîne. Surtout quand ils apprennent que de leur côté les Allemands ont lancé eux aussi un programme de recherche similaire. Pour contrôler ce processus, il faut un modérateur, qui maintient la stabilité de l'ensemble. A l'époque, on pense à l'eau lourde (une eau dont les atomes d'hydrogène contiennent un neutron de plus que la normale et sont donc des isotopes nommés deutèrium). Or la seule usine produisant de l'eau lourde se trouve en Norvége et ne peut fabriquer que des quantités réduites de cet élément. La France achète prudemment toutes les réserves disponibles et se lance en 1939 dans des expériences pratiques qui progressent rapidement, obtenant les premières réactions en chaîne contrôlées...
L'invasion allemande de 1940 met brutalement un terme à ces recherches. Les stocks d'eau lourde sont expédiés en urgence à Londres accompagnés de plusieurs membres de l'équipe de Joliot-Curie. Les Britanniques jusqu'alors s'étaient peu intéressés à ce domaine de la physique. L'arrivée de savants exilés, notamment allemands et français, accompagnés de 187 litres d'eau lourde les pousse à mettre en place un projet de recherche secret à Cambridge chapeauté par l'australien Mark Olyphant. Malgré des réussites (la première synthèse du plutonium notamment), le Royaume-Uni asphyxié par les bombardement du blitz allemand n'a plus les moyens techniques et financiers de mener les énormes travaux de recherche sur la bombe. C'est pourquoi à partir de 1942, la Grande Bretagne offre tous ses moyens scientifiques aux Etats-Unis qui viennent de se lancer dans l'aventure .
Ce sera le projet Manhattan, lancé le 16 decembre 1941 par la président Roosevelt après l'attaque de Pearl Harbor que nous verrons dans la seconde partie de cette étude.
Sources : "Hiroshima -Nagasaki" R. Oberlé -S. Woelffel - N Aida
"La Bombe atomique" C. Demas